Un hommage à Laurent Owondo décédé le 10 juin 2019.
En 1999, mon professeur de français, monsieur Bassowou, m’a offert le roman de Laurent Owondo. Pendant ses vacances à Lomé, il a trouvé “Au bout du silence” dans une librairie et a décidé de l’acheter pour me l’offrir à son retour à Libreville. Il m’a dit : “Regarde ce que je t’ai apporté.” J’ai regardé la couverture et lu : “Au bout du silence”. J’ai sauté de joie et remercié l’enseignant. Il m’a dit : “Lis-le. Fais le commentaire composé de la première page. J’utiliserai ton travail pour le bac blanc au Lycée d’État de Tchibanga.”
Plus tard, j’ai commencé à lire le roman. Je suis resté bloqué sur la première page, incapable de comprendre ce qui était écrit. Le texte me paraissait fermé, hermétique. Mon esprit est resté fixé sur une phrase : “C’est de là qu’il faut partir pour donner à voir Ombre telle qu’Anka la voit de la digue qui longe le bord de mer. C’est de là qu’il faut partir…”. C’est alors que j’ai eu l’idée de commencer la lecture par la dernière page du roman. Comme une révélation, j’ai compris que l’auteur avait écrit la première page en dernière position. Elle était donc la conclusion de l’œuvre, la clausule d’un cheminement. La première page était en réalité la dernière. C’est de là qu’il fallait partir pour comprendre le sens de l’œuvre. Après avoir lu la dernière page, je suis revenu à la première, et le récit s’est ouvert. Tout semblait désormais simple. J’ai écrit le commentaire composé et l’ai envoyé à Tchibanga, où il a servi pour l’examen de bac blanc.
Après cela, je suis resté avec beaucoup de questions. Je voulais savoir : qu’est-ce que l’ocre et le kaolin ? Je me suis rapproché des hommes et des femmes qui semblaient posséder les réponses à mes questions. La première personne à qui j’ai posé la question est restée silencieuse. La deuxième personne m’a dit : “Pourquoi veux-tu que ce soit seulement les autres qui souffrent pour obtenir le savoir ?” La troisième m’a dit : “Mais initie-toi, tu verras toi-même la réponse.” La réponse n’était pas à dire mais à voir. Je me suis dit : “S’il faut garder secrètes les choses que l’on peut dire facilement, vraiment qu’ils restent là-bas avec leur tradition…” En lisant le roman, j’ai compris leur attitude. C’est la même attitude qu’Anka adopte à la fin du roman. Le message à retenir est : au bout du silence, le silence. Au bout du silence, il y a le savoir. Mais ce savoir-là ne peut se dire à moins de passer pour fou.
Puis, Koumba Patrice est venu à Libreville depuis le village. C’est mon grand-père. Pendant son séjour, je lui ai posé la question : “Tat, qu’est-ce que l’ocre et le kaolin ?” Il a souri. Il ne m’a rien dit et a vaqué à ses occupations. Un autre jour, je lui ai encore posé la question. Il est resté silencieux. Puis, le jour où il devait repartir pour Panga est arrivé. Je lui ai encore demandé : “Tat, dis-moi, qu’est-ce que le kaolin ?” Grand-père a secoué la tête et a dit : “Vraiment, vous les jeunes d’aujourd’hui, vous ne savez pas faire parler les vieux, hein !” Il m’a envoyé chercher une noix de cola chez le Malien. C’est ce que j’ai fait. À mon retour, je lui ai remis la noix de cola. Il m’a expliqué : “Pour faire parler un vieux (pour lui faire dire les secrets), il faut lui donner une noix de cola.” Après cela, grand-père m’a parlé de l’initiation bwiti, du génie que tu rencontres une seule fois dans la vie (le bwiti). Quand tu le revois une seconde fois, c’est pour la mort. Dès qu’il réapparaît, tu meurs… bientôt. Grand-père m’a parlé du silence que tu dois garder et que tu ne dois pas rompre… Du sang que l’on te prélève et qui est gardé sur un arbre. Ce sang est comme une épée de Damoclès. C’est celui que l’on actionne pour te donner la mort en cas de rupture de silence. À la fin, grand-père m’a dit : “Pendant les vacances, viens au village. Il ne faut pas mourir bête.” Puis, il est retourné à Panga. Plus tard, j’étais en France. Deux mois après mon arrivée, on m’a annoncé la mort de grand-père. Il ne pouvait plus uriner. On l’a évacué vers l’hôpital de Mayumba. En chemin, il est décédé. Il attendait mon appel.
Si les initiés gardent le silence à propos des symboles essentiels que présente le roman de Laurent Owondo, c’est parce que l’histoire racontée est celle d’un cheminement initiatique qui part du silence comme ignorance pour aboutir au silence comme connaissance. Cette connaissance, on la cherche nu auprès du cercle invisible. Arrivé là, une question est posée : “- Tu viens faire quoi ici ? – Je cherche la connaissance. – Tu es un homme.”
“Au bout du silence” relate la relation d’un homme avec son bwiti (son génie). Le bwiti est la force occulte en relation avec la personne qui la possède ou qu’elle possède. Dans les rites gabonais, il y a trois forces occultes : les ancêtres, les génies et les fétiches. À chaque force occulte est attaché un culte. Par exemple, le bwiti est la religion de la mort, le culte des ancêtres. Au Gabon, tous les cultes sont groupés en deux catégories : les cultes de vision (l’initié voit) et les cultes de possession (l’initié élu est possédé) (Mary, 1998).
Chez les Miénès, ethnie d’appartenance de Laurent Owondo, on trouve trois cultes prédominants : l’ombwiri, l’elombo et le mbumba-yiyano. L’ombwiri est le culte adressé à un génie extérieur qui fait intrusion dans la vie d’une personne et perturbe sa santé. Cette personne prend contact avec le génie dans l’optique d’obtenir guérison, qui s’effectue par le truchement d’une vision opérée à l’aide de la manducation de l’iboga. L’elombo est le culte d’une légion de génies extérieurs. Quant au mbumba-yiyano, c’est le culte du conjoint invisible, du génie intérieur à la personne, du génie de la naissance. Ce culte ne nécessite aucune initiation ni manducation de l’iboga. C’est le culte relaté dans “Au bout du silence” de Laurent Owondo. Le mbumba-yiyano “désigne avant tout le fond du caractère, la nature profonde, ce qui vient à la naissance, puis, par-delà, une sorte d’esprit tutélaire, inspirateur du moi et de la conscience, qui se manifeste avec l’individu et disparaît avec lui” (Fromaget, 1986:107).
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Il dicte des interdits et demande à faire alliance avec le moi.
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Il s’exprime principalement en rêve.
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Il vit à la fois dans l’homme et dans l’eau.
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Il est essentiellement sexué, son sexe étant opposé à celui de la personne réelle.
“Le mot mbumba, pour les Myéné, ne désigne pas seulement un ombwiri, mais aussi un fétiche, un talisman particulier” (Fromaget, 1986:108).
“C’est un talisman de puissance, nécessitant pour être fabriqué le sacrifice d’un être humain. La force du talisman est d’ailleurs fonction de la grandeur du sacrifice, c’est-à-dire de l’importance, de la notoriété actuelle — ou virtuelle, dans le cas des enfants — de la personne sacrifiée ; c’est pourquoi les talismans fabriqués avec un cadavre de blanc sont particulièrement réputés. Le mbumba se présente généralement sous forme d’onguent dans la composition duquel entrent différents ingrédients : argile, plumes, bois de padouk, cerveau, langue et os frontal du mort, etc. ; sa puissance peut s’épuiser et demander une réactivation. La détention d’un mbumba permet d’obtenir de nombreuses richesses et d’accéder à de hautes fonctions” (Fromaget, 1986:108).
“Comment se manifeste le génie de la naissance à l’attention de son possesseur ?
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Par des maladies.
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Sous forme d’un joli serpent, un mamba vert par exemple.
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Le chemin d’accès à la conscience le plus couramment utilisé est le rêve. Là, le génie se montre sous forme d’une personne de sexe opposé, d’ordinaire désirable, et dotée d’attributs enviables : beauté, intelligence, puissance, richesse… Souvent, le mbumba-yiyano apparaît sous les traits d’un blanc. Il est par nature grand amateur de rapports sexuels et apparaît fréquemment dans les rêves des adolescents et adolescentes” (Fromaget, 1986:108).
Brice Levy Koumba Lamby
Nancy, 16/06/2019