La connaissance africaine explique l’origine du mal par le mythe du message manqué. Un message qui n’est pas arrivé à destination parce que son porteur a connu du retard en chemin ou que tout simplement, il n’est pas parvenu à destination afin de livrer son message. C’est de cette manière que de nombreuses tribus africaines élucident la question de la mort. De sorte que toute la vie dépend du message qui en soi décline le programme de vie, donne la vision. La vie est ainsi tributaire du message auquel on est assujetti.
Si on parle à présent du mythe du message manqué, c’est parce qu’on le croit à l’œuvre dans le roman Paroles de vivant d’Auguste Moussirou-Mouyama.
Il se décline ainsi : « Malumbi avait envoyé aux hommes deux messagers, le cabri et le chien ; le cabri avait été chargé d’annoncer aux hommes qu’ils mourront mais ressusciteront. Le chien devait, pour sa part, annoncer le contraire. Le cabri s’attarda longuement en chemin à brouter des herbes, et le chien arriva le premier chez les hommes pour leur apprendre qu’ils devraient mourir et que ce serait irrémédiable » (Collomb, 1983).
« Selon ce thème, la divinité décide d’envoyer aux hommes deux messages, l’un de mortalité, l’autre d’immortalité. C’est le premier parvenu à destination qui décide, une fois pour toutes, de la destinée humaine. Dans la plupart des cas, Dieu confie le message d’immortalité à un animal lent, tandis qu’un animal rapide est chargé de porter le message de mortalité ». (Zahan, 1969).
Dans Paroles de vivant, le message manque du fait qu’il a été perdu en chemin. De sorte qu’aujourd’hui plus personne ne sait. En raison de l’ignorance, chacun se voit agir comme il entend sans tenir compte de l’harmonie originale des choses et des êtres. Le malheur en devient le fait d’une vision du monde qui rompt l’harmonie originaire.
Paroles de vivant est l’histoire des habitants des deux fleuves. Ces derniers ont oublié qui ils sont. Il y a un oubli de soi du fait de l’adoption de nouveaux récits. Nouveaux récits qui confinent au mal, qui séparent d’avec la nature.
En effet, dans un premier temps, le message perdu est d’abord celui de la nature d’après lequel « tout est connecté » : l’homme et l’hommesse, le vivant et le mort, le visible et l’invisible, le naturel et le surnaturel, le village et la forêt. Cette interconnectivité cosmique est illustrée par le cycle de l’eau qui va de la source à la mer comme le montre la complémentarité entre le Nil et le Kongo. « C’étaient le pays des deux fleuves. Quand le Nil semait, le Kongo récoltait et les deux fleuves faisaient l’offrande de leur labeur aux océans ».
Le premier message émane de la nature. Comme on peut le voir dans ce tableau du temps primordial :
« Personne n’avait encore ouvert le ventre de la mer qui lui envoyait ses enfants avec les premiers silures d’octobre. Les hommes et les femmes se contentaient de préparer les nasses, sans jamais violer l’espace marin qui ne se montrait que par le lointain roulis de son corps, à l’heure où le soleil léchait sa peau. La mer languissait alors et tremblait de tant d’ardeur amoureuse que les oiseaux s’enivraient dans le ciel. Les enfants du pays des deux fleuves imitant leurs cris et , le soir, chacun trouvait refuge dans une aile d’oiseau pour ne point entendre le hululement lugubre des hiboux. Ils fermaient alors les yeux au plaisir des hommes et des femmes qui imitaient, à leur tour, l’étreinte du ciel et de la mer. Le soleil continuait de se laver de la mer généreuse et elle riait parfois de voir ses rayons trempés, sans force aucune, quand son ventre dodelinait de plaisir. Mais elle les aiguisait pour qu’ils luisent à nouveau après cette pause profonde. Souvent, elle se laissait attendrir et elle pleurait de voir tant de sueur perler du soleil. C’est alors qu’elle haletait de douleur ».
Dans les temps premiers, la nature nourrit les hommes, les hommes et les femmes agissent de concert, ils imitent la nature, s’accouplent à l’exemple du soleil et de la mer pour continuer leur lignée.
Aujourd’hui, plus personne ne regarde le ciel, plus personne n’écoute la perdrix, plus personne ne sait interpréter les signes. La conséquence en est que la mer ne reconnaît plus l’homme, l’homme pollue la mer et coupe les arbres de la forêt qui entraînent dans leur chute les hommes : « l’okoumé ne meurt jamais seul ». « Comment voulez-vous que la mer reconnaisse l’homme dans le tourment du ciel obscurci par tant de pelletées funèbres ».
Du fait du récit mercantile, l’homme a rompu l’harmonie avec la nature. Il s’engage dans la poursuite désespérée de la richesse se perdant lui-même, détruisant son environnement, lui-même et sa terre, lui-même et son pays. « Eux, ils voulaient seulement être riches […] Alors il fallait couper ou se vendre. C’est vrai que l’okoumé ne meurt jamais seul ». « Tout le monde fonçait dans la forêt et la robe de l’ancien pays des deux fleuves se déroulait, comme une bille d’okoumé coupée de ses racines. Qui pouvait encore se soucier de la montagne sacrée rongée par les chenilles amoureuses de l’okoumé quand la vie devenait florissante par tant de commerce ».
Le manque de message conduit à la rupture de l’interconnectivité harmonieuse liant les êtres de la pierre jusqu’au cosmos, « des rochers de Mbengui » jusqu’au soleil de midi.
Parce que les hommes oublient de regarder le ciel, parce que plus personne ne veut écouter le chant des perdrix, les habitants du pays entre les deux fleuves ont perdu le message de la nature. Ils ont également perdu le récit des anciens. « Ils ferment leurs oreilles aux devinettes des anciens ». C’est le crépuscule des contes. Car, « ils n’ont pas toujours la chance d’avoir, comme moi, une grande-mère qui leur dise pourquoi Moukongo-Dinzambou a laissé une mamelle du côté du Mayombe et l’autre du côté de Iboundji ! Non. La plupart des parents n’ont pas le temps et les enfants… ». Les enfants ne savent plus, plongés dans une sorte de paradoxe, le paradoxe scolaire. « Ils vont à l’école apprendre à écrire pour maîtriser le temps mais l’école leur fait tout oublier ». Alors, plus personne n’a le savoir, plus personne n’a le savoir de l’interprétation des signes, plus personne n’a d’attache avec ses racines, plus personnes ne joue son rôle. Car seul le récit, seule l’histoire donne sens aux destinées individuelles.
L’absence des récits plonge dans l’oubli. La conséquence en est la perte des compétences. D’abord la perte des compétences techniques : « Qui apprendra aux enfants de notre peuple à creuser les rochers de Mbengui d’où vient l’eau de toutes les sources[…] ? ». Qui apprendra aux enfants à bâtir leur pays en l’absence des récits qui déclinent le projet commun et les rôles que chacun a à jouer ? Comment bâtir si l’on ne sait pas quoi bâtir et comment le bâtir ? Comment construire en l’absence de vision ? Comment se mouvoir sans le message qui donne sens ? Les enfants du pays entre les deux fleuves devenu Demi-pays ne savent quoi faire car ils ne savent plus interpréter les signes. Ils ont perdu la compétence interprétative : « Et voilà que les jeunes filles gardent les traces des hommes en leur ventre sans pouvoir reconnaître en un rêve l’annonce d’une maternité ». La perte de la compétence interprétative a amené le manque de discernement de sorte que les habitants de l’ancien pays des deux fleuves sont soumis à l’usurpation, à la déshumanisation et à la menace de disparition.
En l’absence du récit de l’harmonie entre les êtres, ils sont réceptifs à d’autres récits, en l’absence de leurs propres histoires, ils vivent d’après les récits et l’histoire de l’Autre qui légitime la dérive, la division, la séparation de même que la déshumanisation.
« Ils ont tout oublié, les hommes de ce pays, depuis que les navires des hommes rouges ont déchiré le ventre doux de la mer. Depuis que la forêt pleure ses arbres et que les arbres pleurent dans leur forêt ». Les nouveaux récits ont amené avec eux la perte de l’espérance et la soumission à l’autre comme ordre naturel des choses. « Lisez donc la Bible ! Genèse, chapitre 9, verset 18 à 27, c’est clair que vous avez péché. C’est ça l’histoire, la seule qui tienne debout depuis des siècles et des siècles ».
Pour avoir observé la nudité du père, les habitants de l’ancien pays des deux fleuves auraient été maudits et condamnés à l’esclavage ainsi qu’à la souffrance. « Et surtout, ils sont devenus de grands enfants qu’il faut paterner, qu’il faut civiliser. “Que seriez-vous si nous n’étions pas venus vous apporter la civilisation ?”. “Mais enfin, qu’on me prouve que sans pénicilline et la voiture, ces pauvres gens de la brousse se porteraient mieux !” ».
Les nouveaux récits sont des récits de légitimation de l’usurpation ainsi que de la spoliation. Ils trouvent leurs origines dans l’effacement des noms et disent que le pouvoir émane de l’Autre, émane du colonisateur en échange des biens du pays. Ainsi, Mani reçoit du colonisateur, le titre de roi. En retour, ce dernier lui donne le territoire de Lebamba où il exploite l’Okoumé. Et partout où le colon passe, il modifie les noms, rebaptise les lieux avec ses mots de sorte à effacer l’histoire en lien avec la terre pour écrire des récits qui ne veulent rien dire, qui ne parlent pas aux autochtones : « Ils s’enfoncèrent encore plus loin dans le pays, rebaptisant chaque fois les terres qu’ils traversaient ». « Fort-Lamy, Lastourville, Fouturamaville »… Or « le nom avait toujours eu un nombril ». Par exemple, dire Tsamba-Magotsi est en soi un récit, une légende, qui parle aux enfants de la terre. Rebaptiser les chutes de Tsamba-Magotsi en les appelant Chutes de l’impératrice n’évoque aucun récit en lien avec la terre, aucun programme de vie lié au destin des enfants de la terre. Rebaptisé signifie que l’histoire commence par ce nom nouveau qui est en soi un récit nouveau. C’est pourquoi beaucoup pensent que leur histoire n’a commencé qu’avec la relation à l’Autre, qu’avec la colonisation, qu’avant la colonisation, il n’existait pas et qu’ils célèbrent les indépendances qui marquent le début de leur prétendue histoire. Ils sont les enfants de l’impératrice Eugénie et non de Maroundou Ma De Nzambi.
Les nouveaux récits ont fait perdre le message initial destiné aux enfants de la terre.
Le nom est le Kumbu, le programme de vie de celui qui le porte, l’identité de ce dernier, sa devise. Le nom résume en soi l’histoire qui seule donne sens aux destinées individuelles. La perte du nom signifie la perte de l’histoire et le message qui va avec, qui devient un message manqué parce qu’il ne parvient plus à son destinataire ou que celui-ci ne sait plus interpréter les signes qui le disent.